Comment nomme-t-on une nouvelle espèce d’araignée ? Pratique taxonomique, créativité, mode...

Soumis par Alain-Herve Le Gall le lun 13/03/2023 - 09:39
Article dans Zoological Journal of the Linnean Society

Du bon usage de la période "COVID" et "Confinement"... quand on est naturaliste, et qu'on ne peut plus aller sur le terrain !

Julien Pétillon, Professeur en biologie animale et d'écologie à l'Université de Rennes (ECOBIO), avec des collègues français et étrangers, a ainsi pu finaliser la supervision d'une étude qui lui tenait à cœur depuis une quinzaine d'années (et qu'il avait tout doucement fait avancée depuis...) : celle de l'analyse linguistique des noms d'espèces attribués aux araignées depuis les origines de la nomenclature linnéenne. Il a ainsi constitué un petit groupe de chercheurs motivés qui a travaillé de façon intense pendant plus d'une année - surtout en distanciel – afin de rechercher la signification de l'ensemble des plus de 48000 noms d'espèces validées. Il a regardé si leur attribution était fonction de critères écologiques, comportementaux, géographiques ou bien encore culturels (mythologiques, dédicaces à des personnes, etc.). La principale conclusion de ce travail inédit est que l'influence majeure dans le choix des noms est temporelle, assez peu spatiale, ce qui indiquerait que les chercheurs tendent à avoir des pratiques assez similaires quels que soient leur pays d'origine, et que ces tendances changent dans le temps (phénomènes de modes). Autre fait remarquable : la percée d'une part, des langues non 'traditionnelles' (anglais bien sûr, mais aussi chinois, langues ou dialectes locaux) et d'autre part, la montée significative des références non scientifiques, comme des acteurs, sportifs ou encore des groupes de musique !

 

Méthodologie

En juin 2020, les auteurs de l’étude ont téléchargé la taxonomie de base du World Spider Catalog (2020), composée à l'époque de 48 464 entités taxonomiques uniques (47 956 espèces et 508 sous-espèces d'araignées). La durée temporelle de la base de données remonte à 1757 lorsque Carl Alexander Clerck (1709-1765) a nommé 67 araignées en utilisant la nomenclature binomiale dans son livre Svenska Spindlar (Clerck, 1757). Fait intéressant, le livre de Clerck précède d'un an la publication de la 10e édition de Systema Naturae (Linnaeus, 1758), considérée comme le début de la nomenclature zoologique. Par conséquent, afin de considérer les descriptions d'araignées de Clerck comme valides selon le système de nomenclature zoologique, Svenska Spindlar est réputée avoir été publiée le 1er janvier 1758 (Code international de nomenclature zoologique ; article 3.1).

Ils ont ensuite classé les étymologies des espèces en six grandes catégories : celles se référant à (1) la morphologie, (2) écologie et comportement, (3) géographie, (4) personnes, (5) culture moderne et passée et (6) autres.

Pour assigner des étymologies, ils ont d'abord et avant tout vérifié les descriptions originales ; puis ils en ont déduit les étymologies basées sur leur connaissance du grec et du latin,  en consultant aussi les ouvrages étymologiques antérieurs (Bonnet, 1961 ; Nilsson, 2010) et des ressources Internet (par exemple Wikipédia, Wikispecies).
Afin d'évaluer la cohérence interne des attributions d'étymologie entre les auteurs, ainsi que la validité des étymologies inférées (qui représentaient 49 % de l'ensemble de données) par rapport aux étymologies originales, ils ont validé l'ensemble de données. Ils ont basé la validation croisée sur 400 étymologies inférées choisies au hasard (~ 1 % de l'ensemble de données total). Pour chaque étymologie, ils ont vérifié la description originale et noté si leur inférence : (1) correspondant, c'est-à-dire qu'il y avait un indice dans le texte que l'étymologie déduite correspondait au nom, (2) ne correspondait pas…

Sur les 400 étymologies validées croisées, 57,75% correspondaient à la description originale, 16,75% ne correspondaient pas à la description originale et 25,50% étaient non reporté.

Quelques traitements statistiques plus tard, voici les grandes lignes des résultats de leur travail… de bénédictins.

 

 

Résultats

Les étymologies des araignées en chiffres

Ils ont classé la signification de 47 325 noms d'espèces et de sous-espèces d'araignées, dont 44 063 avaient une signification unique et 3 262 des significations multiples. La plupart des étymologies faisaient référence à la morphologie (41 %, N = 20 702), à la géographie (27 %, N = 13 880) ou étaient dédiées aux personnes (19 %, N = 9 881) (Fig. 1A).

Figure 1A

 


Les noms les plus fréquemment utilisés dans la base de données appartenaient également à ces trois catégories (Fig. 2). Les étymologies les moins utilisées appartenaient à la catégorie Autre (4%, N = 2128). Plus de 90% des noms attribués aux espèces avaient une seule signification (classés dans une seule sous-catégorie).

Figure 2

 

 

Modèles temporels

Question : nommons-nous les espèces différemment aujourd'hui que par le passé ? En regardant les nombres absolus, il y avait des différences temporelles frappantes dans la façon dont les taxonomistes nomment les espèces (Fig. 1B).

Figure 1B

 


Cela a été confirmé en modélisant la proportion relative des étymologies dans le temps (Fig. 1C), où ils ont trouvé une interaction significative entre l'année de la description et le type d'étymologie. Au cours des 150 premières années suivant l'introduction du système de nomenclature linnéen, les étymologies les plus fréquemment utilisées faisaient référence à la morphologie et à l'écologie.

Figure 1C

 

 

Modèles spatiaux

Alors que les proportions de noms des six catégories étymologiques étaient cohérentes sur tous les continents (Fig. 3), ils ont trouvé des modèles spatiaux notables dans la manière dont les taxonomistes attribuent les noms d'espèces. Les araignées d'Europe sont moins susceptibles d'être nommées en référence à la morphologie, mais plus susceptibles de porter des noms dédiés à une personne, par rapport aux araignées d'autres continents. Les espèces d'Europe et d'Amérique du Nord sont également plus fréquemment nommées d'après l'écologie et le comportement. Les espèces asiatiques et océaniennes sont plus susceptibles d'être nommées en référence à la géographie que les autres continents. De plus, la probabilité qu'un nom d'espèce fasse référence à la culture moderne et passée était plus élevée en Europe, en Amérique du Nord et en Océanie que sur les autres continents (Fig. 3).

Figure 3


 

Perspectives ouvertes par ces travaux : un exercice pas si futile ?

Au premier abord, on peut estimer que cet exercice de classification est d'un intérêt limité et principalement technique (en considérant surtout qu'il a fallu près de deux ans pour annoter la liste complète des noms d'araignées…).

Cependant, les auteurs considèrent avoir réalisé un « travail de fond » : outre l'objectif « modeste » de mieux comprendre les pratiques de dénomination en arachnologie, les chercheurs espèrent que leur analyse peut être une référence pour de futures études. Plus important encore, ils affirment que leur travail pourra plus globalement favoriser des réflexions sur la science de la taxonomie ; plus spécifiquement, leur travail interroge la façon dont la science et les scientifiques se situent dans un contexte culturel qui influence l’ensemble de leurs travaux.

 

 

Référence

Stefano Mammola, Nathan Viel, Dylan Amiar, Atishya Mani, Christophe Hervé, Stephen B Heard, Diego Fontaneto, Julien Pétillon, Taxonomic practice, creativity and fashion: what’s in a spider name?, Zoological Journal of the Linnean Society, 2023;, zlac097, DOI:10.1093/zoolinnean/zlac097

 

 

Illustration d'accroche

Arctosa fulvolineata, une araignée-loup (famille des Lycosidae), dont le nom d'espèce reflète la bande jaune qui orne son abdomen (un élément de morphologie, comme plus de 40% des noms d'espèces d'araignées, même si cette habitude tend à diminuer dans les récentes décennies au profit d'épithètes ayant trait à des éléments de culture ou de personnalités non scientifiques)

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