L’approche « source-to-sink » : chronologie du dépôt des strates syntectoniques du Paléogène en Asie centrale
Un article dans la revue Geology publié en novembre 2023 sous la direction de Feng Cheng (Peking University, Chine) - dans lequel on retrouve Marc Jolivet (CNRS, Géosciences Rennes) - permet de mieux comprendre la chronologie de la collision entre l’Inde et l’Asie et la formation du plateau tibétain. L'équipe internationale a ainsi combiné trois approches : l’approche « source-to-sink » qui permet de relier le matériel sédimentaire déposé dans un bassin à sa source, l’endroit où ce matériel a été érodé ; une datation par magnétostratigraphie des « strates de croissance » dans les bassins, c’est-à-dire les couches sédimentaires qui se déposent pendant le fonctionnement des failles qui bordent les bassins ; et enfin une analyse par thermochronologie basse température de l’âge de la dénudation des reliefs sources des sédiments déposés dans les « strates de croissance ».
A noter que l'article a été choisi pour illustrer la couverture de la revue.
Dans certaines régions, notamment en Asie centrale, la datation des séries sédimentaires, souvent dépourvues de marqueurs tels que des fossiles ou des niveaux volcaniques, constitue un challenge. En l’absence d’âges absolus, les chercheurs utilisent communément la magnétostratigraphie, c’est-à-dire les séquences de polarité normale ou inverse du champ magnétique terrestre enregistrées par les sédiments le long d’une colonne stratigraphique. Ces séquences peuvent être statistiquement comparées à une échelle de polarité géomagnétique globale bien établie dans le temps, donnant ainsi accès à la datation des couches sédimentaires. Malgré l’apport inestimable de cette approche, les modèles statistiques de comparaison entre l’échelle globale et les séquences obtenues dans les sédiments peuvent diverger largement pour un même affleurement. C’est notamment le cas pour les dépôts cénozoïques au nord du plateau tibétain pour lesquels deux modèles d’âge très différents sont discutés : le premier suggère que le début de la sédimentation cénozoïque (la formation sédimentaire de Lulehe) date d’environ 50 millions d’années (soit quasiment l’âge du début de la collision Inde-Asie), alors que le second propose un âge de 30 millions d’années, soit environ 25 millions d’années après le début de la collision.
Les répercussions sur la compréhension de la déformation en Asie, et notamment de la surrection du plateau tibétain, sont majeures. En effet, ces sédiments sont produits par le démantèlement des reliefs liés à la collision entre les deux continents. Si l’âge des premiers sédiments en Asie centrale est comparable à celui de la collision 1000 km plus au sud, cela indique que la déformation s’est propagée très rapidement vers les nord. Par contre, si la sédimentation et la collision sont espacées dans le temps de 25 millions d’années cela implique une progression très lente de la déformation et une surrection du plateau tibétain très tardive dans l’histoire géologique de l’Asie.
Un débat similaire agite la communauté travaillant sur l’aridification cénozoïque de l’Asie centrale. Le bassin du Tarim, contenant actuellement le désert de sable du Taklamakan était autrefois partiellement recouvert par une mer, la Proto-Paratéthys, qui, après plusieurs phases de fluctuation, s’est progressivement retirée vers l’ouest, ne laissant plus aujourd’hui derrière elle que les étendues d’eau de la mer d’Aral ou de la mer Caspienne. Suivant les interprétations, la disparition de cette mer peu profonde est liée soit à une aridification globale du climat, soit à des phénomènes eustatiques (variation du niveau marin global), soit à la croissance du plateau tibétain, soit à la combinaison de ces processus. Malheureusement, là encore, les avis divergent quant à l’âge des dépôts marqueurs de ce retrait dans le Tarim : 27 à 15 millions d’années pour les uns, moins de 5 millions d’années pour d’autres. Deux modèles qui ont chacun des implications quant à l’attribution du processus à l’origine du retrait marin.
Pour apporter une réponse à ce problème, l'équipe de géologues a combiné combiné trois approches : l’approche « source-to-sink » qui permet de relier le matériel sédimentaire déposé dans un bassin à sa source, l’endroit où ce matériel a été érodé ; une datation par magnétostratigraphie des « strates de croissance » dans les bassins, c’est-à-dire les couches sédimentaires qui se déposent pendant le fonctionnement des failles qui bordent les bassins ; et enfin une analyse par thermochronologie basse température de l’âge de la dénudation des reliefs sources des sédiments déposés dans les « strates de croissance ». Dans un premier temps le groupe de scientifiques a testé la méthode sur deux zones où la provenance des sédiments, leur âge et l’âge de la formation des reliefs (c’est-à-dire de l’érosion de la source) sont bien connus : la chaîne de montagnes du Zagros en Iran et les Ruby Mountains au Nevada. La première chaîne correspond à une zone en compression alors que la seconde résulte d’une extension. Les géologues ont montré que la formation des premières « strates de croissance » dans un bassin était un marqueur quasi instantané de l’activité des failles dans les reliefs environnants. En d’autres termes, si les « strates de croissance » sont bien datées, elles permettent de dater l’apparition des premiers reliefs ; si l’initiation des reliefs est bien datée, elle permet de dater le début de la sédimentation dans les strates de croissance.
Cette idée toute simple, qui nécessite toutefois une quantité importante de données de sédimentologie, de magnétostratigraphie, de thermochronologie et de géochronologie a permis de préciser l’âge des sédiments en Asie centrale à partir des âges de surrection des sources indiqués par la thermochronologie.
Cheng Feng, le premier auteur de l’étude, actuellement professeur à la Peking University (Pékin, Chine) - qui a effectué sa thèse à l'Université de Rennes au labo Géosciences Rennes sous la direction de Marc Jolivet (soutenue le 25 mai 2016) - travaille lui-même au Tibet depuis la fin des années 1990. Le groupe a amassé depuis plus de 20 ans un nombre considérable de données, notamment de thermochronologie, de géochronologie et de sédimentologie dans la région du nord Tibet. Les chercheurs ont donc compilé l’ensemble de ces données augmentées de données de la littérature pour nourrir leur approche. Ils ont ainsi montré que la sédimentation au nord Tibet a bien débuté vers 50 millions d’années le long des grandes failles, soit très tôt dans l’histoire de la collision. L’activité tectonique s’est ensuite intensifiée vers 30 millions d’années traduisant une surrection généralisée du plateau tibétain.
Ce résultat valide le modèle attribuant un âge ancien aux premiers sédiments cénozoïques. Ils observent également que depuis au moins 60 millions d’années les différentes phases de retrait de la mer Proto-Paratéthys dans le bassin du Tarim correspondent à des pulses d’activité tectonique au Tibet. Les phases d’avancée correspondent à des périodes de faible activité tectonique. Finalement, la combinaison de la surrection du plateau tibétain, de la chaîne du Pamir à l’ouest et de la baisse globale du niveau marin à la transition entre l’Eocène et l’Oligocène vers 34 millions d’années ont définitivement chassé la Proto-Paratéthys du bassin du Tarim, accentuant son aridification et celle de l’Asie centrale en général.
Légende de la photo de couverture
Photographie par drone montrant les sédiments paléogènes syntectoniques du bassin du Qaidam au nord du plateau tibétain. La vue vers le sud depuis le canyon de Hongsanhan montre des dépôts très épais de sédiments fins (silts et argiles) alternant avec des dépôts plus grossiers de conglomérats et des sables. En réponse à la collision entre l’Inde et l’Asie il y a environ 60 millions d’années et à la convergence des blocs tectoniques qui en a résulté, ces strates sédimentaires situées à plus de 1000 km au nord de la zone de collision ont subi un basculement vers le sud.