Ivan Couée (Université de Rennes 1, ECOBIO) vient de faire paraître en juin 2022 dans PNAS une "lettre à l'éditeur" (Letter to the Editor) d'intérêt général (section "Anthropology" de PNAS) sur la question de la diversité linguistique et des minorités linguistiques dans les domaines scientifiques, universitaires et académiques. Il s’agit d’un sujet complexe et universel, qui concerne directement les structures académiques et les universités des régions à langues régionales et minoritaires, comme c’est le cas en Bretagne. Par ailleurs, étant donné le caractère hégémonique de l’utilisation académique d’un très petit nombre de langues, voire uniquement de l’anglais, cette problématique qui touche les langues minoritaires peut aussi concerner des langues d’usage très courant.
La version en français est proposée ci-dessous.
Référence :
Ivan Couée, Linguistic diversity in a new agenda for equity in science, Proceedings of the National Academy of Sciences, 2022, 119, 23, e2204376119, doi 10.1073/pnas.2204376119
La réponse des auteurs dont l'article fait l'objet de ce commentaire est disponible ici :
« We agree that we need more linguistic diversity in science »
Graves et al. (1) ont présenté en février 2022 dans PNAS une analyse approfondie de la manière dont les inégalités qui, au cours de l’histoire sont devenues omniprésentes dans le monde scientifique affectent "les diversités raciale, ethnique, de genre, d'identité, de handicap ainsi que d'autres types de diversité", avec des effets négatifs sur les scientifiques appartenant à ces minorités eux-mêmes, sur la communauté scientifique dans son ensemble, et finalement sur la qualité de la science. Ils défendent l’idée qu'il n'existe pas de "science sans préconception" et que la façon dont le monde scientifique est organisé peut refléter des agendas inavoués ou tendancieux (1). Sur cette base, ils préconisent un nouvel agenda qui transformerait l'accès et le succès des scientifiques issus de minorités dans les différents domaines de la science (1). Alors qu'ils mentionnent explicitement une grande variété de cas de minorités qui devraient être prises en compte dans cet agenda pour l'équité scientifique, les questions des langues moins répandues, des minorités linguistiques et de l'inégalité linguistique dans le monde scientifique sont complètement laissées de côté (1).
D'un côté, il peut y avoir de nombreuses bonnes raisons pour justifier les aspects pratiques et l'utilité d'une langue scientifique commune, comme c'est le cas aujourd'hui pour l'anglais en raison de nombreux facteurs historiques, sociologiques et culturels. Mais par ailleurs, l'ampleur de l'utilisation de l'anglais dans la littérature scientifique indique que les questions de diversité linguistique constituent un angle mort dans le monde scientifique. Cependant, les pressions et les menaces qui pèsent sur la diversité des ∼7 000 langues existantes et des cultures qui leur sont associées sont alarmantes (2, 3), avec une vulnérabilité qui pourrait être supérieure à celle qui affecte la biodiversité (3). De plus, la dynamique de cette vulnérabilité (2-5) met en jeu, au moins en partie, les freins au potentiel éducatif, les limitations de reconnaissance culturelle, les barrières au progrès et à la réussite individuelle, et des situations psychologiques de honte et d’auto-culpabilisation. Or, tous ces facteurs sont des moteurs reconnus de propagation des inégalités affectant les minorités dans le monde scientifique (1).
Pour les mêmes raisons et les mêmes contraintes que celles décrites par Graves et al. (1), le degré extrême d'inégalité linguistique qui prévaut dans le domaine de la science ne peut qu'affecter la diversité et la qualité de la science ainsi que la confiance du public envers la science. En outre, cette inégalité linguistique ne peut qu'exacerber tous les autres types d'inégalités raciales, ethniques et culturelles. Enfin, la situation d'hégémonie de la langue anglaise implique que l'inégalité linguistique dans le domaine de la science peut avoir des conséquences considérables sur une grande partie de la population mondiale, car elle peut affecter non seulement les locuteurs de petites langues, menacées et moins couramment utilisées, mais aussi les locuteurs de nombreuses langues couramment utilisées.
J’aimerais faire valoir l’idée que l'agenda pour l'équité dans le monde scientifique préconisé par Graves et al. (1) devrait inclure des mesures et des incitations qui favorisent la diversité linguistique dans l'accès à l'éducation scientifique et à la recherche scientifique et dans le prestige qui est associé à l'entreprise scientifique et aux publications scientifiques. De plus, leurs propositions (1) peuvent être tout aussi pertinentes pour la promotion de la diversité linguistique dans les sciences. À titre d'exemple facilement réalisable, les universités et les organismes de recherche pourraient encourager des actions de sensibilisation inclusive dans des langues minoritaires, ce qui permettrait aux scientifiques issus de ces communautés linguistiques minoritaires de mettre en évidence leur participation à la fois au monde scientifique global et au monde de la diversité linguistique.
(1) J. L. Graves Jr., M. Kearney, G. Barabino, S. Malcom, Inequality in science and the case for a new agenda. Proc. Natl. Acad. Sci. U.S.A. 119, https://doi.org/10.1073/pnas.2117831119 (2022).
(2) A. Kik et al., Language and ethnobiological skills decline precipitously in Papua New Guinea, the world’s most linguistically diverse nation. Proc. Natl. Acad. Sci. U.S.A. 118, e2100096118 (2021).
(3) W. J. Sutherland, Parallel extinction risk and global distribution of languages and species. Nature 423, 276–279 (2003).
(4) A. Kandler, R. Unger, J. Steele, Language shift, bilingualism and the future of Britain’s Celtic languages. Philos. Trans. R. Soc. Lond. B Biol. Sci. 365, 3855–3864 (2010).
(5) N. Dolowy-Rybinska, Language attitudes and community engagement: Diwan—The Breton immersion high school through the eyes of its pupils. J. Lang. Identity Educ. 15, 280–292 (2016).
Sur la question de l’omniprésence de l’anglais dans les sciences, lire aussi, « La science parle-t-elle seulement en anglais ? » publiée en 2021 dans STOTEN par David Renault (Université de Rennes 1, ECOBIO) qui met en exergue l’apport potentiel de la littérature publiée dans des langues autres que l’anglais pour l’enrichissement des données scientifiques.