L’écologie du paysage pour les microorganismes : focus sur les corridors invisibles

Soumis par Alain-Herve Le Gall le mer 26/01/2022 - 13:53
Article (Editorial) dans Frontiers in Ecology and Evolution

Version intégrale en français de l’éditorial paru dans Frontiers in Ecology and Evolution (1er octobre 2021), avec notamment Cendrine Mony et Philippe Vandenkoornhuyse (Université de Rennes 1, ECOBIO, OSUR).

Mony C, Bohannan BJM, Leibold MA, Peay K and Vandenkoornhuyse P (2021) Editorial: Microbial Landscape Ecology: Highlights on the Invisible Corridors. Front. Ecol. Evol. 9:753213. doi: 10.3389/fevo.2021.753213

Frontiers in Ecology and Evolution


 

Introduction

La compréhension de l'assemblage des communautés est une question clé en écologie (Kraft et Ackerly, 2014). La première intégration des processus spatiaux à grande échelle a été introduite par la théorie de la biogéographie insulaire de MacArthur et Wilson (1967), tandis que l'écologie du paysage est apparue au début des années 1990 comme une nouvelle façon d'analyser les causes et les conséquences des configurations spatiales des paysages sur la biodiversité (Wiens et al., 1993 ; Turner et al., 2001          ). Parallèlement, la prise en compte de la dynamique des espèces comme résultant des interrelations entre les populations locales, et des flux individuels entre elles, a conduit au concept de métapopulation (Hanski, 1994), étendu il y a 20 ans au concept de métacommunauté (Leibold et al., 2004). Ce cadre conceptuel basé sur une compréhension plus mécanistique de la distribution des espèces n'intègre pas l'espace de manière explicite, mais considère les flux de dispersion comme un indicateur de l'isolement des populations. Ces deux principaux courants de pensée – écologie du paysage et théories des métapopulations/métacommunautés ont récemment convergé pour permettre une meilleure prédiction de l'assemblage des communautés au niveau du paysage.

L'application de ces concepts aux microbes a été lente à se développer, en raison de notre compréhension limitée des exigences des microbes en matière d'habitat, du concept « d'espèce » qui n’est pas forcément adapté pour les microorganismes mais également de notre mauvaise connaissance de la distribution spatiale des microorganismes. En outre, pendant longtemps, il a été pensé que les microorganismes ne sont pas soumis à une limitation de leur dispersion en raison de leur petite taille et de leur forte production de propagules (hypothèse de Baas-Becking ; Baas Becking, 1934). Ainsi, les filtres environnementaux biotiques et abiotiques ont été considérés comme les seuls facteurs expliquant la grande hétérogénéité observée dans les communautés microbiennes au sein des écosystèmes. Ces points de vue ont été remis en question récemment par des travaux démontrant une forte limitation de la dispersion chez les microorganismes, et la biogéographie a par conséquent été davantage utilisée pour décrire et comprendre la répartition spatiale des microorganismes à large échelle (Martiny et al., 2006 ; Hanson et al., 2012 ; Donaldson et al., 2016).

La compréhension des facteurs de complexité du microbiote est fondamentale en raison du rôle considérable que ces microorganismes jouent dans de nombreuses fonctions écologiques (par exemple, les cycles du carbone et des nutriments, la résistance des organismes hôtes aux stresses environnementaux, le comportement et la reproduction des organismes hôtes, etc.). Malgré les limites des approches de séquençage de masse pour la détection des espèces, leur application a permis de caractériser la très grande diversité taxonomique du monde microbien, notamment des bactéries, des archées, des champignons et des protozoaires. Les microorganismes se caractérisent par un large éventail de modes de vie, allant d’organismes à vie libre aux microorganismes associés à des hôtes végétaux, animaux et humains. Les facteurs paysagers peuvent façonner l'assemblage des communautés, soit directement par le biais des processus régissant la structure en métacommunautés, soit indirectement par le biais de la distribution des hôtes, bien que ces relations et les mécanismes qui y sont liés soient encore mal caractérisés avec un focus majoritairement tourné vers les agents pathogènes.

Ce numéro spécial aborde la manière dont l'écologie du paysage au sens large, y compris les concepts de métapopulation et de métacommunauté, peut s'appliquer avec succès aux microorganismes. À travers un large éventail de types de microorganismes et d'écosystèmes considérés, nous fournissons un ensemble d'articles dans ce domaine émergent de l'écologie du paysage microbien. Ces articles sont classés en trois catégories principales : biogéographie, écologie du paysage et écologie des métacommunautés. Une synthèse de l'état de l'art actuel et une introduction aux principaux concepts sont donc présentées  dans ce dossier spécial Mony et al..

 

Biogéographie

La répartition des microorganismes est très hétérogène dans l’espace que cela soit à l’échelle des paysages mais également à toute petite échelle spatiale (par exemple, Bahram et al., 2015). La biogéographie analyse les modèles spatiaux à grande échelle et vise à déterminer les facteurs environnementaux qui façonnent ces patrons spatiaux de répartition. Le développement de la biogéographie pour les microorganismes est récent (par exemple, Martiny et al., 2006) et s'applique à la fois aux microbes terrestres et aux microbes aquatiques, principalement à l’échelle continentale ou de pays. Les facteurs sous-jacents aux patrons spatiaux sont étudiés, et correspondent généralement à des changements dans les conditions abiotiques (c'est-à-dire les caractéristiques de l'habitat). Dans ce numéro spécial de Frontiers in Ecology and Evolution, Mukhtar et al. mettent ainsi en évidence une forte filtration environnementale des microorganismes associés aux plantes, suggérant une répartition hétérogène dans l’espace qui dépend fortement des processus de sélection. Un autre article, Steven et al. démontrent également une distribution hétérogène des communautés bactériennes dans le sol, due à la distribution locale de l'habitat mais aussi aux perturbations passées. Cet article démontre l'échelle de réponse de ces communautés à la fois dans l'espace et dans le temps, et propose que les facteurs édaphiques du sol, les perturbations climatiques et la fréquence de piétinement soient les moteurs de ces patrons biogéographiques. Cet article fournit également un exemple intéressant d'intégration de facteurs survenus dans le passé pour prendre en compte les décalages temporels dans les réponses observées des espèces. Une question clé liée à la compréhension des patrons spatiaux des espèces concerne l'éventuelle adaptation locale à des environnements hétérogènes. Wang et al. signalent par exemple dans leur article la variation spatiale des éléments minéraux d'une cyanobactérie se développant dans le sol. Cet article propose d'étudier à la fois la variation géographique d'une espèce de micro-organisme, et la composition biochimique et les teneurs en éléments minéraux qui y sont liées. Ce travail original permet d'explorer comment la variation géographique du contenu minéral favorise l'adaptation locale des cyanobactéries aux conditions du sol et explique ainsi la distribution spatiale de l’espèce observée. Dans la plupart des publications existantes, la biogéographie a été appliquée à une grande échelle spatiale. Schiro et al. démontrent dans leur étude que la biogéographie peut aussi s'appliquer à une très petite échelle spatiale (échelle d'un champ). Ils ont démontré l'hétérogénéité à petite échelle des champignons présents dans la phyllosphère des plantes (et surtout des pathogènes). Cette hétérogénéité a été expliquée par la filtration des espèces liée aux conditions environnementales variables de la canopée, particulièrement liées aux conditions climatiques, mais aussi dans une moindre mesure par la position géographique des plantes.

 

Ecologie du paysage

L'écologie du paysage fournit un ensemble très riche de théories permettant de comprendre comment la structure du paysage affecte la coexistence des espèces. Des méthodes spécifiques à l'écologie du paysage ont également été développées pour caractériser précisément les métriques du paysage et analyser comment le paysage façonne la distribution et la dispersion des espèces. Les applications aux microorganismes se sont surtout concentrées sur une seule espèce à la fois, principalement ciblée sur la dynamique de pathogène (ce qui a donné naissance au domaine de l'"épidémiologie du paysage"). L'épidémiologie du paysage a été développée dans un grand nombre d’écosystèmes sur les pathogènes végétaux, animaux ou humains, et même au sein du corps humain entre les différents organes pour prédire le développement d'agents infectieux [voir les revues de Holdenrieder et al. (2004) et Suzan et al. (2012)]. L'utilisation des concepts et des méthodes de l'écologie du paysage en microbiologie n'en est qu'à ses débuts (voir l'article de Mony et al.). Dans ce numéro spécial, Mennicken et al. ont proposé une étude intéressante analysant une théorie récente de l'écologie du paysage, l'hypothèse de la quantité d'habitat (Fahrig, 2013), sur un large ensemble de guildes de microorganismes et ont démontré pour certaines d'entre elles l'importance de la quantité de couvert forestier dans le paysage sur la structure des assemblages de microorganismes, validant les attendus de l’hypothèse de la quantité d’habitat. En outre, cet article apporte des preuves originales de processus de dispersion décalés dans le temps, en démontrant que l'âge des fragments forestiers affecte la réponse des microorganismes à la quantité d'habitat. L'intégration du temps dans les études du paysage offre de nouvelles perspectives prometteuses en écologie microbienne.

 

Écologie des métacommunautés

La compréhension des mécanismes d'assemblage des communautés à l'échelle du paysage est une question essentielle. Le cadre conceptuel des métacommunautés suppose que l'assemblage des communautés résulte de quatre processus clés : la dispersion, le tri des espèces, la dynamique des taches d’habitat et la dérive (Leibold et al., 2004). La théorie des métacommunautés est utile pour prédire la coexistence des espèces, comme l'illustrent deux articles présents dans ce numéro spécial. Zha et al. analysent comment la sélection environnementale, la dispersion et la dérive expliquent la variation de la composition du microbiote intestinal chez les poissons. Dans une autre étude, Sokol et al. ont analysé le fonctionnement de métacommunautés de diatomées en Antarctique, et ont démontré un effet important de la dispersion et du tri des espèces dans l'assemblage des communautés locales. La plupart des microorganismes ont des temps de génération très courts et connaissent ainsi probablement des processus d'évolution plus rapides que les macro-organismes. Intégrant les processus évolutifs dans les modèles de métacommunautés, O'Connor et al. analysent la capacité de sauvetage évolutif (« evolutionary rescue ») dans le cadre des métacommunautés et démontrent que l’évolution de la résistance aux antibiotiques et les modes de dispersion influencent la diversification dans les métacommunautés microbiennes. L'écologie des métacommunautés et des paysages sont généralement peu liées (Almeida-Gomes et al., 2020), même chez les macroorganismes. Miller et Bohannan proposent une adaptation du modèle de métacommunauté qui prend en compte la perméabilité de la matrice aux mouvements de dispersion. À l'aide de ce modèle adapté, ils ont analysé comment les caractéristiques des espèces hôtes pourraient favoriser la persistance des espèces microbiennes dans la matrice, avec une adaptation possible aux microbiomes associés aux humains et aux animaux. Cette étude pionnière vise à dépasser la vision binaire du paysage vu comme un ensemble d’habitats et de non habitats (matrice paysagère) et d'intégrer l'hétérogénéité du paysage dans le cadre des métacommunautés.

 

Perspectives

L'intégration des facteurs à l'échelle du paysage dans l'assemblage des communautés de microorganismes est une étape importante vers une meilleure compréhension de la distribution des espèces, bien que l'application de l'écologie du paysage en écologie microbienne en soit encore à ses débuts. L'utilisation de l'écologie du paysage aux microorganismes a un certain nombre d'applications potentielles, notamment dans la restauration des écosystèmes (comme celle décrite par Gonçalves Selari et al. dans ce numéro spécial).

L’article de synthèse de Mony et al. fournit des exemples de la manière dont les théories et les méthodes de l'écologie du paysage peuvent être appliquées avec succès aux microbes ; il met souligne également les lacunes existantes dans les recherches menées, notamment notre méconnaissance de nombreux processus écologiques opérant à l'échelle du paysage, comme la dispersion microbienne. Cet article démontre également la nécessité d'adapter ce cadre conceptuel pour prendre en compte les caractéristiques des microorganismes. Les relations entre le paysage et les microbes sont plus complexes et moins bien comprises que pour les macroorganismes. Elles impliquent un large éventail d'échelles de réponse - de l'échelle classique du paysage aux micro-paysages -, l’imbrication de plusieurs échelles spatiales et temporelles, ainsi qu'un cas unique de paysages biotiques pour les microorganismes associés à des macroorganismes hôtes. La composition et la distribution des communautés microbiennes sont en effet souvent déterminées directement par la distribution de leurs hôtes, et des boucles de rétroaction entre les micro- et macroorganismes sont probablement présentes. Si le cadre de l'écologie du paysage au sens large (c'est-à-dire incluant les concepts de biogéographie et de métacommunauté) offre une nouvelle voie pour tester les hypothèses écologiques sur l'assemblage des communautés microbiennes, ainsi que les processus éco-évolutifs qui façonnent ces communautés, les microbes constituent également une étude de cas unique et originale qui pourrait considérablement enrichir les bases théoriques et les méthodes existantes. Dans un cadre de compréhension plus holistique, l'application de l'écologie du paysage au monde microbien est susceptible de modifier notre compréhension non seulement des règles d'assemblage des communautés microbiennes, mais aussi par exemple (i) des processus éco-évolutifs et des dynamiques structurant les communautés microbiennes, (ii) des processus macro-écologiques résultant des changements des communautés microbiennes, (iii) des liens entre l'hôte et les symbiotes. L’éventail des possibilités de recherches futures dans ce domaine est vaste.

 

 

Références

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