Les activités anthropiques affectent la faune et la flore notamment car ils sont responsables de changements évolutifs majeurs chez les organismes sauvages. Un des exemples les plus connus en écologie concerne l’évolution des traits biologiques des organismes liée à l’exploitation des ressources. En effet, des activités comme la pêche et la chasse sélectionnent de manière non aléatoire les individus. Les techniques de pêche sont par exemples conçues pour favoriser la prise préférentielle des plus gros poissons, c’est-à-dire ceux maximisant le rendement économique. Cette mortalité non aléatoire favorise la survie des individus de petites tailles et modifie donc la fréquence des gènes au sein des populations, le matériel génétique des individus reproducteurs de petite taille étant préférentiellement transmis au cours des générations. Ainsi, les populations exploitées deviennent rapidement composées de petits individus à croissance lente et maturité précoce, ce qui modifie leur dynamique et peut se traduire dans des cas extrêmes par un effondrement des populations. Même si les conséquences évolutives de ces activités anthropiques sur les individus - et à plus large échelle les communautés - sont bien connues, leurs conséquences sur le fonctionnement des écosystèmes restent peu explorées.
Le cycle des nutriments est au cœur du fonctionnement des écosystèmes et influence par exemple la teneur en CO2 dans l’atmosphère ou la fertilité des sols. Dans les milieux aquatiques, les poissons sont des acteurs clés du cycle des nutriments via l’absorption d’éléments (carbone C, azote N, phosphore P etc.), leur transfert dans la chaine alimentaire et leur reminéralisation sous forme de nutriments directement assimilables par les organismes autotrophes tels que les algues. La composition en éléments des poissons est influencée par les conditions environnementales du milieu (température, compétition pour la nourriture) mais également par leurs caractères intrinsèques (croissance, investissement dans la reproduction etc.). Si les activités anthropiques modifient les caractères biologiques des individus, on peut alors se demander comment cela affecte leur composition en éléments et donc finalement le fonctionnement des écosystèmes ?
Pour répondre à cette question, une équipe internationale pilotée par Charlotte Evangelista (Centre for Ecological and Evolutionary Synthesis, University of Oslo, Norway) dans laquelle on retrouve Eric Edeline (ESE, INRAE) a étudié la composition en C, N et P chez deux lignées de médaka, un petit poisson asiatique utilisé en écologie expérimentale. Les deux lignées ont été préalablement sélectionnées artificiellement en laboratoire pour mimer soit une réponse évolutive induite par la pêche (individus à croissance lente et maturité précoce), soit une réponse évolutive plus proche de celle rencontrée dans les milieux naturels non soumis à la pêche (individus à croissance rapide et maturité retardée). Ces médakas ont ensuite été transférés dans des mares expérimentales où, durant 3 mois, ils se sont nourris naturellement d’organismes planctoniques et autres macroinvetrébrés.

Mares et dispositifs expérimentaux
Les chercheurs ont montré que les médakas de la lignée mimant l’effet de la pêche avaient une teneur réduite en azote, démontrant ainsi que l’évolution en réponse à l’exploitation par les humains peut modifier le cycle des nutriments. Les médakas à croissance lente et maturité précoce ont été observés comme étant moins habiles dans l’acquisition de nourriture que leurs congénères, ce qui pourrait expliquer leur plus faible composition en azote. De plus, ces mêmes médakas avaient des teneurs en carbone réduites et des ratios C/N également réduits (teneur en N élevé par rapport au C) en forte compétition, c’est-à-dire quand la densité de poisson était élevée. Le carbone est le principal constituant des lipides, ces derniers jouant un rôle primordial dans le processus de reproduction puisqu’ils sont par exemple essentiels pour la formation des œufs. On peut alors penser qu’en condition défavorable (i.e. une forte compétition), les médakas initialement sélectionnés pour se reproduire précocement, investissent moins dans la reproduction et donc accumulent moins de lipides. En revanche, la composition des médakas sélectionnés pour des croissances rapides et une maturité retardée n'était pas affectée par des changements de densité, sans doute parce que ces médakas possèdent une meilleure capacité à acquérir et assimiler la nourriture.
Ces travaux originaux permettent de mettre en évidence des voies inattendues par lesquelles les humains peuvent modifier le fonctionnement des écosystèmes. Ils soulignent le fait que les activités anthropiques ne sont pas seulement responsables du déclin du nombre des espèces, mais modifient également la variabilité des traits au sein d’une même espèce, ce qui peut en retour avoir des conséquences sur le fonctionnement des écosystèmes dont les sociétés humaines dépendent. Enfin, ces travaux illustrent l’intérêt de la multidisciplinarité, en montrant qu’une compréhension fine de la réponse des écosystèmes aux perturbations nécessite d’intégrer les connaissances et les approches de la biologie évolutive, de l’écologie et de la biogéochimie.