Mesures in situ à haute fréquence des gaz dissous dans la Zone Critique

Soumis par Alain-Herve Le Gall le lun 24/01/2022 - 09:29
Article dans Instrumentation, Mesure, Métrologie (Lavoisier)
Cartographie des gaz dissous (ici l’hélium He) réalisée dans l'étang de Lannénec (SNO H+ Ploemeur).

Au cours de son voyage perpétuel dans la Zone Critique, l’eau se met dans tous les états pour explorer chacun de ses recoins à travers la terre (lithosphère), les airs (atmosphère), les eaux (hydrosphère), les glaces (cryosphère) et même à travers les organismes vivants (biosphère). En bonne voyageuse, l’eau tisse tout au long de son parcours des liens entre les différents ensembles de la Zone Critique qu’elle visite et avec lesquels elle échange au passage de l’énergie et de la matière.

Cette formidable aventure se déroule simultanément dans le temps et l’espace et nous cherchons à en déceler les détails en faisant appel à des traceurs environnementaux pour en rendre compte avec fidélité. Plus particulièrement, ce sont les traceurs gazeux dissous dans l’eau que nous utilisons pour comprendre où, quand et comment se déroule chaque chapitre des aventures de l’eau dans les hydrosystèmes. Les gaz dissous dans l’eau ont des origines très variées et proviennent de l’atmosphère (N2, O2, Ar, …), de la lithosphère (4He, 222Rn, …), de la biosphère (N2, O2, CO2, CH4, N2O, H2, H2S, …) et des activités anthropiques (CFCs, SF6, …). Ils possèdent également des propriétés très différentes et peuvent être stables (He, Ne, Ar, Kr, Xe), radioactifs (37Ar, 39Ar, 81Kr, 85Kr, 222Rn, …) ou réactifs (N2, O2, CO2, CH4, N2O, H2, H2S, …). C’est cette diversité d’origines et de propriétés qui rend l’utilisation de ces traceurs versatiles particulièrement pertinente pour l’étude du cheminement de l’eau et des processus physiques et biogéochimiques associés à travers la Zone Critique.

Depuis 2006, la plateforme Condate Eau de l’OSUR et les équipes de Géosciences Rennes (notamment Eaux et Territoires, TERA et Rivières) exploitent les informations de ces traceurs gazeux dissous pour étudier les hydrosystèmes par le biais d’une instrumentation scientifique sophistiquée (Labasque et al, 2014b) et le développement d’outils d’interprétation et de modélisation innovants. Les gaz dissous nous permettent notamment de caractériser les temps de résidence de l’eau dans les hydrosystèmes (Ayraud et al, 2008 ; Leray et al, 2012 ; Leray et al, 2014 ; Roques et al, 2014a ; Roques et al, 2014b ; Aquilina et al, 2015 ; Chatton et al, 2016 ; Kolbe et al, 2016 ; Marçais et al, 2018), la dynamique de leurs interfaces hydrologiques, le transport de solutés (Boisson et al, 2013 ; Hoffmann et al, 2020), la réactivité et les cycles biogéochimiques (Ben Maamar et al, 2015 ; Kolbe et al, 2019 ; Bochet et al, 2020), ainsi que les échanges gazeux eau-atmosphère (Vautier et al, 2020a ; Vautier et al, 2020b).

Jusqu’à présent, la mesure des gaz dissous repose essentiellement (à l’exception de certains capteurs spécifiques) sur le prélèvement d’échantillons d’eau en vue de leur analyse ultérieure en laboratoire. Ce principe, classique en hydrochimie, comporte plusieurs désavantages notamment car (1) il limite le nombre d’observations dans l’espace et dans le temps (fréquence réalisable des échantillonnages sur le terrain, cadence analytique réalisable au laboratoire), (2) il pose la question de la représentativité de ces observations (prélèvements réalisés « à l’aveugle » sur le terrain, préservation de l’échantillon pendant le stockage et le transport) et enfin (3) il est chronophage (mobilise un temps d’analyse important en laboratoire, souvent supérieur au temps déjà passé sur le terrain). Malgré leur intérêt, les données sur les gaz dissous restent relativement rares à l’échelle mondiale en raison des coûts (investissement, fonctionnement, échantillonnage) et/ou de la complexité des techniques nécessaires à leur acquisition. Etant donné la variété et la variabilité spatiale et temporelle des processus hydrologiques et biogéochimiques que nous cherchons à observer dans les hydrosystèmes, il nous est donc nécessaire de développer de nouvelles méthodes d’observation.

Grâce à l’EQUIPEX CRITEX, nous avons récemment développé la capacité de mesurer à haute fréquence temporelle (toutes les 30s) les concentrations d’une grande variété de gaz dissous (N2, O2, CO2, CH4, N2O, H2, H2S, He, Ne, Ar, Kr, Xe) directement sur le terrain à l’aide d’un spectromètre de masse MIMS, Membrane Inlet Mass Spectrometer (Chatton et al, 2017 ; Chatton et al, 2021). Cet instrument, relativement peu onéreux, nous permet aujourd’hui de poser un nouveau regard sur les hydrosystèmes étudiés en réalisant des observations sur le court et le long terme, à haute fréquence temporelle et/ou à haute résolution spatiale. La logique de ce développement consiste se rapprocher du concept d'« hydrologie opérationnelle »  en améliorant à la fois la distribution spatio-temporelle et la qualité des données de gaz dissous. La capacité du MIMS à produire des mesures en continu sur le terrain permet d’une part aux chercheurs de visualiser et d'interpréter un grand nombre de données directement sur site et, d’autre part, de mieux adapter et d’optimiser les expérimentations sur le terrain. D’une manière générale, on peut dire que l’objectif est de permettre aux géochimistes de s’émanciper quelque peu du laboratoire en favorisant le temps utile sur le terrain pour une exploration plus approfondie de la Zone Critique.

Depuis 2015, le déploiement du MIMS nous a permis de développer, sur plusieurs sites nationaux OZCAR et Zone Atelier, des suivis temporels (rivières, sources et eaux souterraines), des diagraphies de puits, des essais de traçages en rivière et en forage ainsi que des cartographies 2D de lacs (figure 1).

Profitant à la fois des sites expérimentaux du réseau OZCAR (H+, Karst, Tourbières, …), des équipements du parc CRITEX (MIMS, Laboratoire mobile, …) et du recrutement de nouvelles forces vives (Eliot Chatton, Camille Bouchez), la plateforme Condate Eau continue à relever, avec les équipes de recherche de l’OSUR, les défis techniques, technologiques et scientifiques liés à la mesure des gaz dissous dans l’environnement notamment à travers l’EQUIPEX+ TERRA FORMA (concevoir et tester l’observatoire intelligent des territoires à l’heure de l’Anthropocène), le projet TRAILAB (remorque - laboratoire mobile, autonome et connectée) ou même le projet EC2CO CHRISTMAS (caractérisation à haute résolution spatiale et temporelle du métabolisme aquatique dans les plans d’eau).

 

Légende de l'illustration d'en-tête
Figure 1 : Cartographie des gaz dissous (ici l’hélium He) réalisée dans l'étang de Lannénec (SNO H+ Ploemeur). Dans ce contexte, la saturation en He des eaux de l’étang renseigne sur la dynamique des interfaces aquifère-étang et sur les échanges gazeux eau-atmosphère.

 

Référence
Eliot Chatton, Thierry Labasque, Aurélie Guillou, Paul Flouryl, Luc Aquilina et al.. Innovative Instrument for the Field Continuous Monitoring of Dissolved Gases in Environmental Studies. Instrumentation, Mesure, Métrologie, Lavoisier, 2021, 20 (4), pp.215-221. ⟨10.18280/i2m.200406⟩. ⟨insu-03363661⟩

 

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